Retraites: vive le capital ! A bas le travail !
28 août 2013 Par Laurent Mauduit
La réforme des retraites présentée mardi par le premier ministre prolonge et accentue une politique économique et sociale qui fait la part belle aux entreprises et surtout à leurs actionnaires, et qui ne se soucie guère du monde du travail. Elle va aussi creuser un peu plus l'inégalité du système fiscal français. Parti pris.
« Le capitalisme noie toute chose dans les eaux glacées du calcul égoïste. » À examiner de près la réforme des retraites que le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, a dévoilé mardi soir, on en vient presque à éprouver l’envie d’interpeller le gouvernement socialiste en usant de la formule célèbre de Karl Marx. Car s’il faut dire les choses brutalement et user d’une phraséologie qui est depuis longtemps passée de mode, c’est une réforme de classe qui a été dévoilée. Une réforme qui fait, encore une fois, la part belle au capital et qui fait bien peu de cas du travail. Lire aussi
On peut, certes, se consoler en pensant que la réforme aurait pu être plus violente. Que l’allongement de la durée d’activité de 41,5 ans actuellement à 43 ans aurait pu intervenir non pas de 2020 à 2035, mais beaucoup plus tôt ; que le gouvernement aurait pu dans la foulée remettre en cause le principe même de la retraite à 60 ans ; qu’il aurait pu aussi envisager d’engager à la hache une réforme des régimes spéciaux de retraite ; ou encore qu’il aurait pu aussi appliquer aux régimes de retraites de base la violente désindexation que les partenaires sociaux ont décidé de mettre en œuvre pour les régimes complémentaires…
Dans la logique libérale qui est la sienne, le gouvernement aurait pu, en somme, être plus brutal. Et c’est ce dont lui font grief, en chœur, depuis que la réforme est connue, les milieux patronaux et la grande majorité des éditorialistes de la presse bien pensante : comme souvent, François Hollande a la main qui tremble ; il va dans le bon sens, mais il pourrait manifester plus d’entrain…
Dans ces applaudissements, assortis d’invitations à réformer plus vite et plus fort, transparaissent pourtant ce qui est le constat central à laquelle invite cette réforme : envers et contre tout, elle tourne radicalement le dos aux aspirations des milieux populaires qui ont assuré la victoire de François Hollande.
Pour tout dire, c’est une réforme pro-patronale ou si l’on préfère une réforme antisociale, qui va accentuer les inégalités, au lieu de les réduire. On en trouvera confirmation en se reportant à l’article de Médiapart qui présente le détail de la réforme : Retraite : ce sera cotiser plus et plus longtemps.
En somme, le seul grand mérite de cette réforme, c’est qu’elle aurait pu être… bien pire ! Et pour sévère qu’il soit, ce constat est facile à étayer. Il suffit de chercher les réponses aux principales questions que pose cette réforme :
1. Qui va payer ?
La réponse est stupéfiante dans sa simplicité : ce sont les salariés qui supporteront la quasi totalité du poids de la réforme. Pas l’essentiel du poids, non… effectivement, sa quasi totalité ! Et les entreprises, elles, seront quasiment exonérées, en bout de course, de toute contribution.
On peut le vérifier en se reportant au dossier de presse que les services du premier ministre ont diffusé, mardi soir, lors de l’annonce de la réforme (on peut le télécharger ici) ou en consultant le tableau ci-dessous qui en est extrait :
Concrètement, sur les 16 milliards d’euros qui doivent être financés d’ici à 2040, les salariés vont d’abord prendre à leur charge 5,6 milliards d’euros via l’allongement de 41,5 ans actuellement à 43 ans de la durée d’activité, qui va commencer en 2020 et qui s’échelonnera jusqu’en 2035. Beaucoup d’observateurs ont relevé l’habileté d’un dispositif qui n’entrera pas en vigueur tout de suite, et qui pourrait donc ne pas susciter une fronde sociale immédiate. Les mêmes observateurs oublient souvent de relever ce qu’était le dernier vote émis par un congrès socialiste sur cette question de la durée d’activité. C’était en 2003, à l’époque de la réforme Fillon : à l’époque, les militants socialistes avaient estimé que la justice sociale exigeait que la durée d’activité n’aille pas au-delà de 40 ans d'activité.
François Hollande a donc décidé de violer cet engagement. Plus grave que cela ! La supposée habileté du dispositif à retardement est en réalité une injustice puisque la mesure revient à faire payer la réforme par les salariés… les plus jeunes. C'est en effet la génération née en 1973 et après qui, à partir de 2035, passera aux 43 ans d'activité exigibles pour une retraite à taux plein.
Quant aux hausses de cotisations sociales, elles sont optiquement équilibrées, puisque les salariés vont apporter 3,2 milliards d’euros sous la forme d’une hausse de 0,3 point des cotisations retraite, échelonnées de 2014 à 2017 ; et les entreprises vont aussi apporter 3,2 milliards sous la forme d’une hausse de leurs propres cotisations retraites. Mais on sait que cet équilibre n’est qu’apparent, puisque Jean-Marc Ayrault a, dans la foulée, promis aux entreprises de prolonger le « choc de compétitivité » engagé l’an passé.
Après les 20 milliards d’euros de crédit d’impôt offerts aux entreprises l’an passé, sans la moindre contrepartie, ces mêmes entreprises vont donc profiter d'une nouvelle mesure d’allègement de charges sociales, visant à compenser les 3,2 milliards d’euros découlant de leurs hausses de cotisation retraite. De telle sorte que la réforme des retraites, mise à part quelques mesures annexes, comme sur la pénibilité, soit pour elles quasiment indolore et que le coût du travail reste inchangé.
Or qui va donc, en bout de course, payer cette somme de 3,2 milliards d’euros, qui seront prélevées dans un premier temps sur les entreprises sous la forme d’une hausse de leurs cotisations retraite, et qui leur sera tout aussitôt restituée sous la forme d’un autre allègement de charges sociales ? Pour l’heure, le gouvernement n’a pas encore dit précisément les modalités de cette réforme complémentaire. Mais on sait qu’il réfléchit dans la foulée à une réforme du financement de la protection sociale, au terme de laquelle les cotisations familiales employeurs pourraient être allégées ou supprimées.
Il n’est donc pas besoin d’être grand clerc pour deviner le tour de bonneteau qui se prépare : via la CSG ou l’impôt, ce devraient donc être les salariés qui, en fin de compte, seront les dindons de la farce, puisque, au total, ce sont eux qui paieront en lieu et place des entreprises.
Ce choix est donc économiquement et socialement hautement contestable, pour de très nombreuses raisons. Parce que le pouvoir d’achat des Français enregistre déjà actuellement une chute historique, depuis 1984, et que cette rafale de nouvelles ponctions vont encore contribuer à le dégrader. Et puis parce que ce dispositif va contribuer à déformer encore un peu plus le partage des richesses entre capital et travail ; et va contribuer aussi à creuser les inégalités des Français face au système fiscal français.
2. Pourquoi les entreprises sont-elles épargnées ?
C’est évidemment une question-clef car au travers de cette réforme des retraites, qui protège le capital et accable le travail, le gouvernement vient confirmer (s’il en était besoin !) qu’il entend mener une politique de l’offre, celle préconisée de longue date par la droite et les milieux d’affaires, et tourner le dos à une politique de la demande, qui a longtemps été le cap privilégiée par la gauche. Et cette soumission à la doxa libérale est dangereuse, pour plusieurs raisons majeures.
La première raison a trait au partage des richesses entre capital et travail, qui s’est de plus en plus déformé ces dernières décennies, à l’avantage du premier et au détriment du second. C’est la politique dite de « désinflation compétitive » (en clair, la politique des salaires bas et du chômage élevé) lancée par les socialistes en 1982-1983 qui a inauguré cette déformation historique. Et puis le basculement progressif du capitalisme français vers un modèle à l’anglo-saxonne, avec pour règle un primat des actionnaires, a encore creusé la tendance.
Résultat : la France est entrée dans un nouveau capitalisme, beaucoup plus tyrannique que le précédent; un capitalisme où les actionnaires comptent beaucoup, et les salariés très peu – un capitalisme donc qui ignore le compromis social. C’est en quelque sorte cette soumission à ce capitalisme patrimonial de la part des socialistes que révèle donc cette réforme des retraites.
Car, le gouvernement avait, avec ce difficile dossier, une formidable occasion pour redessiner ce partage entre capital et travail. Mais finalement, il y a donc renoncé. Et la reculade, comme on vient de le voir, est totale. Pas la moindre esquisse de compromis entre le monde des employeurs et celui du monde des salariés ! Cette réforme des retraites révèle le partage radicalement inégal qui est la règle sous ce capitalisme d’actionnaires : tout à la charge des salariés ! Rien à la charge des entreprises et de leurs actionnaires ! C’était la règle sous Nicolas Sarkozy ; tristement, cela reste la règle sous François Hollande. Et il n’y a pas même un petit geste, fut-il symbolique, sauf dans le cas de la pénibilité, pour faire illusion.
Et le plus grave dans ce renoncement, c’est que le gouvernement n’a pas la moindre explication à avancer pour le justifier. Ou plutôt si, il en a une : ce serait la compétitivité des entreprises qui exige ce choix. Mais cette excuse, en vérité, n’en est pas une. A l’automne 2012, Matignon et l’Elysée avaient en effet déjà usé de cette argutie, pour justifier le cadeau de 20 milliards d’euros apporté aux entreprises sous la forme d’un crédit d’impôt – c’est-à-dire la mise en œuvre, sous des modalités à peine différentes, du plan défendu pendant la campagne présidentielle par Nicolas Sarkozy, et vivement contesté par… François Hollande.
Mais de nombreuses études ont, à l'époque, établi que, contrairement à ce que prétendaient le patronat et la droite, la France ne souffrait d’aucun problème de coût du travail, notamment vis-à-vis de l’Allemagne, et qu’il y avait une véritable campagne d’intox autour de ce soi-disant problème de compétitivité des entreprises françaises. Toutes ces études, il est possible de les retrouver en consultant les analyses que j’avais écrites à l’époque : Economie : Hollande se renie et copie Sarkozy ou Compétitivité : sous le choc, l’intox.
L’intox autour de cette question de la compétitivité est d’autant plus avéré que le cadeau de 20 milliards d’euros fait aux entreprises, sur le dos des consommateurs assujettis à la TVA, n’a donc été assorti d’une aucune contrepartie. En clair, pas d’accord contractuel pour favoriser l’emploi ou l’investissement : le crédit d’impôt ne va générer que des effets d’aubaine. Un groupe du CAC 40 peut tout bonnement profiter des bonnes grâces du gouvernement et s’en servir pour arrondir… les dividendes servis à ses actionnaires. C'est la mise en garde lancée à l'époque par de nombreux économistes : cet immense transfert de charges au profit des entreprises et au détriment des salariés va générer seulement des effets d'aubaine, mais pas d'effets économiques.
En clair, c’est une politique de redistribution pour laquelle les socialistes ont opté. Mais une redistribution à l’envers : les consommateurs modestes, et même pauvres, vont partiellement financer des cadeaux dont pourront éventuellement profiter les actionnaires des groupes les plus riches. Les bras vous en tombent !
C’est donc dans cette même logique que s’inscrit totalement la nouvelle réforme des retraites. Elle vient couronner ce que, dans un livre récent, j’avais appelé une « étrange capitulation » (ici le compte-rendu sur Mediapart), dans un clin d’œil à l’essai célèbre du grand historien Marc Bloch, L’Étrange défaite.
3. Les inégalités sociales vont-elles encore se creuser ?
C’est la seconde très grave inquiétude que soulève cette réforme des retraites, car elle vient prolonger une autre démission, celle face à la réforme fiscale qui avait été promise par François Hollande pour corriger les inégalités.
Cette réforme des retraites comprend en effet une autre surprise : le gouvernement fait donc appel aux cotisations retraite et non pas un autre prélèvement, par exemple la Contribution sociale généralisée (CSG) pour boucher les trous du régime. Or, on le sait, les cotisations sociales, même déplafonnées, sont socialement beaucoup plus injustes que la CSG, qui, elle, a une assiette d’imposition très large et frappe non seulement les revenus du travail mais aussi ceux, partiellement, de l’épargne.
Le choix des cotisations retraite est donc socialement très contestable. D’autant que cette priorité donnée par le gouvernement aux prélèvements les plus inégalitaires n’est pas franchement une nouveauté. Déjà, François Hollande a donc pris la très lourde responsabilité de recourir partiellement à une hausse de la TVA pour financer le « choc » de compétitivité – TVA que les socialistes ont toujours dénoncé dans le passé comme figurant parmi les impôts les plus injustes. Et puis, il y a donc vraisemblablement dans les tuyaux une nouvelle hausse de prélèvements, sans doute du même type, pour financer la compensation promise au Medef pour annuler la hausse des cotisations retraites.
En résumé, les socialistes sont donc en train de remodeler le système français des prélèvements sociaux et fiscaux de la pire des manières qui soit : en privilégiant les prélèvements les plus inégalitaires, ceux qui sont les plus dégressifs, c’est-à-dire, ceux qui pèsent le plus sur les salariés les plus modestes, sinon même les pauvres.
Or cette cascade de prélèvements nouveaux intervient alors que le gouvernement a renoncé dans le même temps à la « révolution fiscale » promise pendant la campagne présidentielle, visant à refonder en France, un grand impôt citoyen et progressif, assujettissant enfin un peu plus les hauts revenus, et redonnant du pouvoir d’achat aux plus modestes, sur le modèle de ce que préconisait par exemple l’économiste Thomas Piketty.
Tout cela est évidemment pathétiquement logique : puisque le gouvernement, dès l’alternance, a renoncé à une grande réforme fiscale, pour rendre le système fiscal un peu plus juste, il en est réduit à piocher désormais dans les prélèvements sociaux les plus inégalitaires. Et le résultat de tout cela est accablant : comme l’avait établi une étude dès l'an passé (lire Impôts : les injustices n’ont (presque pas été corrigées), la France reste un pays qui a des allures de paradis fiscal pour les plus riches tandis que le travail est accablé. En somme, la fameuse « Nuit du 4-Août » promise par la gauche n’a jamais été engagée. Et les privilèges, fiscaux mais pas seulement, n’ont en rien été ébranlés par l’alternance.
Bref, la réforme des retraites aurait certes pu être encore plus violente. Il n’empêche ! Sa philosophie est toute entière empruntée aux cercles dominants des milieux d’affaires et de la droite. Dans l’Étrange défaite, à laquelle je faisais à l’instant allusion, Marc Bloch a ces mots terribles : « Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires s’affrontent. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses
classes
aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise. »
C’est un peu le malheur de nos socialistes d’aujourd’hui, qui gouvernent la France comme des notaires tristes…
voici un gouvernement d’hommes qui se sont laissés encercler par les intérêts dominants, qui n’ont pas pu les surmonter, qui n’ont pas été assez déterminés.
http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/240813/l-alarme-d-edgar-morin
L’alarme d’Edgar Morin
Par Edwy Plenel
Compagnon de route indocile de la gauche, Edgar Morin avait dialogué avec François Hollande lors de son élection en 2012. Un an après, il confie son inquiétude face à un Parti socialiste qui « a perdu ses idées » et, plus largement, à un monde politique aveuglé et somnambule parce qu’il vit « dans des idées obsolètes et inadéquates ».
Il y a un an tout juste, paraissait aux Éditions de l’Aube un petit livre de dialogue entre François Hollande et Edgar Morin, fruit d’une conversation entre le politique et le philosophe avant l’élection du premier à la présidence de la République. Le préfaçant une fois élu, François Hollande en résumait ainsi l’enjeu : rien moins que « le pouvoir du politique ». « On ne peut rétablir confiance et espérance que si l’on indique une voie nouvelle, lui lançait Edgar Morin : pas seulement la promesse de sortir de la crise, mais aussi de changer de logique dominante. »
Cette voie nouvelle, le sociologue et philosophe l’avait déclinée dans trois autres livres avant l’élection présidentielle, tous parus en 2011 : La Voie (Fayard), justement, à laquelle Stéphane Hessel renvoyait en guise de suite programmatique à son Indignez-vous ! ; Ma gauche (François Bourin), recueil de ses nombreuses interpellations d’une famille qu’il a toujours souhaitée diverse ; enfin, Le chemin de l’espérance (Fayard), énonciation avec Stéphane Hessel de ce qu’ils n’hésitaient pas à appeler « une voie politique de salut public » face à « une politique aveugle qui nous conduit aux désastres ».
Ces références sont autant de raisons pour solliciter le jugement d’Edgar Morin sur cette gauche socialiste au pouvoir en France face aux défis immenses d’un monde incertain où l’ancien tarde à mourir tandis que le neuf peine à naître.
Mediapart –. Pour illustrer la dialectique de l’espérance et de l’inquiétude qui traverse toute votre œuvre, vous citez souvent ce vers du poète allemand Hölderlin : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Vous le citiez encore quand, avec Stéphane Hessel et à l’invitation de Mediapart, vous aviez salué les révolutions arabes naissantes. Mais, au vu des récents événements égyptiens et syriens, n’est-ce pas le péril qui l’emporte de nouveau, comme si la séquence ouverte en 2010-2011 avec l’espérance des révolutions démocratiques arabes se refermait brutalement ?
Edgar Morin –. Dans la plupart des pays arabes se sont posés les difficiles problèmes du passage de l’aspiration démocratique à la réalisation démocratique. Ici, nous devons tenir compte, non tant des leçons de l’histoire, mais des leçons de la réflexion sur l’histoire. La première leçon est que la démocratie a été fragile et temporaire en Europe.
En France, la révolution de 1789 a dégénéré en Terreur, puis Thermidor, puis Empire, puis Restauration de la royauté ; il a fallu attendre la IIIe République, née d’un désastre militaire en 1871, mais anéantie par un désastre militaire en 1940. Au XXe siècle, le fascisme a détruit la démocratie italienne, la démocratie allemande, la démocratie espagnole, et l’URSS a instauré jusqu’en 1989 son totalitarisme. Mais il faut penser aussi qu’en France, Italie, Espagne, Allemagne, dans les démocraties populaires et en URSS même, les idées de 1789 ont régénéré et réinstallé, certes inégalement, la démocratie.
Aussi le printemps arabe de 2011 subit des détournements, des étouffements, des confiscations, des régressions, mais le message renaîtra : il est devenu une force génératrice et régénératrice de l’histoire future – sauf, évidemment, si l’histoire humaine allait vers une catastrophe généralisée.
Il y a un an, paraissait le livre d’une conversation que vous aviez eue avant son élection avec celui qui allait devenir président de la république, François Hollande. Dans le bref texte introductif ajouté le 31 juillet 2012, vous écriviez : « J’attends et j’espère que le président Hollande annoncera un grand dessein, une nouvelle politique, une nouvelle voie, un nouvel espoir au peuple français et qui indiqueront au monde que la France est encore capable de formuler un message universel ». Un an après qu’en est-il de cette attente ?
« On vit dans des idées obsolètes et inadéquates »
Mais n’est-ce pas précisément le bilan de la première année de présidence Hollande ? Et l’organisation de ce séminaire gouvernemental sur la France de 2025 n’en était-il pas l’aveu ? Comme une façon de reconnaître qu’il manquait une vision ?
Voyons ce que va accoucher cette montagne… J’ajoute que ce gouvernement comporte des personnalités diverses, ce qui est un bien, mais avec des visées très différentes les unes des autres. Où la complémentarité n’arrive pas à relier les antagonismes dans une nouvelle vision. C’est un gouvernement composé par dosage de tendances alors qu’aujourd’hui, il faudrait une équipe qui ait, au moins, une passion commune, une vision et une visée communes.
Il y a, ici ou là, chez tel ou telle ministre, des fragments de la vision d’ensemble nécessaire. Mais ils ne sont pas reliés. De plus, séparément et globalement, les énormes pressions du monde financier, du monde technocratique ou du monde administratif finissent par inhiber les tendances réformatrices, et il manque cette volonté de les unifier pour les renforcer. On est dans une conjoncture qui nécessite une pensée que j’appelle complexe, le contraire précisément des simplifications que sont la rigueur ou la sotte alternative croissance/décroissance.
Quand on parle de croissance par exemple – laquelle est devenue un mythe contredit par la décroissance, qui est un autre mythe –, le vrai problème, c’est de savoir ce qui doit croître et ce qui doit décroître. Faire croître une économie verte, renouveler toutes nos sources d’énergies qui deviendraient propres, faire décroître l’agriculture et l’élevage industrialisés, dépolluer et humaniser nos villes selon de nouveaux critères urbanistiques, etc. Bref, il y aurait une grande politique économique à inventer qui correspondrait à ce que fut en son temps la relance du New Deal de Roosevelt. Ce qui signifie aussi que l’État doit restaurer un certain nombre de prérogatives qui sont les siennes et ne doit pas les abandonner au privé.
Je suis très frappé de l’expérience de l’Équateur où il y a eu la révolution citoyenne de Rafael Correa en 2007. Avant, pendant ce que Correa appelle la longue nuit du néolibéralisme, l’État avait abandonné le pétrole, privatisé toutes ses prérogatives. Il s’est trouvé en faillite, la monnaie s’est effondrée, le dollar l’a remplacé… Aujourd’hui, l’État reprend, par exemple, ce pétrole – 70 % de ses revenus – avec une visée humaniste, la politique du buen vivir, une politique qui doit être centrée sur l’être humain et non pas sur l’économie. Et qui a commencé à réduire les inégalités et le chômage. C’est certes un petit pays, un pays périphérique, mais souvent les nouveaux départs viennent de la périphérie.… En somme, on peut sortir de la fatalité des anciennes façons de penser et d’agir.
Hélas, la nouvelle politique que je crois réaliste – et que j’ai définie en détail en 2011 dans mon livre La voie, puis dans Le chemin de l’espérance avec Stéphane Hessel –, elle est vue comme utopiste par ceux qui se croient réalistes alors qu’ils sont emprisonnés dans l’utopie de la compétitivité et de la croissance.
On vit dans des idées obsolètes et inadéquates dont on attend néanmoins les recettes générales. La compétitivité, telle qu’elle est comprise, ça veut dire liquider du personnel, licencier, dégraisser, et pour ceux qui restent, des pressions organisationnelles telles qu’elles peuvent rendre les gens malades, suicidaires. Ce qu’on appelle la compétitivité est une réalité tragique. La vraie compétitivité d’entreprise consisterait à la réformer, à donner de l’autonomie à ceux qui travaillent, à faire des communautés de destin où chacun se sent à la fois solidaire et responsable. Là, nous aurions des entreprises compétitives. Quant au problème de la dette qu’on suspend au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès, il faudrait le réexaminer. Je reprends l’exemple de l’Équateur qui avait une dette énorme : ils se sont demandé quelle était la dette justifiée et celle qui ne l’était pas. Et ils ont éliminé cette dernière.
C’est un chemin difficile, car les esprits ne savent ou ne cherchent à se reconvertir, difficile parce qu’il faut penser de façon complexe, par exemple à la fois croissance et décroissance, difficile parce qu’il n’offre pas de certitude. Mais nous sommes dans une telle époque d’hébétude, de résignation, de soumission qu’on ne conçoit pas le seul chemin réaliste. L’opinion est hébétée, privée d’avenir, angoissée du présent, et une partie va de plus en plus se réfugier dans ce qu’elle croit être le passé, c’est-à-dire les racines nationalistes, pseudo-raciales ou religieuses. Même les grandes affaires de corruption ne provoquent pratiquement pas de réaction dans l’opinion comme si c’était devenu normal que la politique soit corrompue.
Il y a une aggravation intérieure de la situation. Elle se manifeste par les progrès de ce qu’on appelle à tort les forces populistes, car le mot populisme est un très beau mot qui a été un étendard dans de nombreux pays d’Amérique latine contre les féodaux et contre les militaires. Laissons tomber les étiquettes ; d’ailleurs il en faudrait de nouvelles – extrême droite, fascisme, etc., ça ne suffit pas. Disons qu’il y a eu historiquement deux France, la France républicaine, celle du peuple de gauche, et la France réactionnaire. Celle-ci a pris sa revanche sous Vichy, s’est décomposée à la Libération, mais c’est un vichysme sans occupation allemande qui progresse aujourd’hui. Et c’est le peuple de gauche qui dépérit.
« Ce qui manque dramatiquement, c’est une pensée complexe »
Mais est-ce qu’une partie de la gauche elle-même ne participe pas à cette régression en ayant une vision passéiste de la France, comme on le constate à propos de l’immigration et de la laïcité ?
La France qui, dans les faits, est une République à la fois une et multiculturelle devrait l’inscrire dans la Constitution pour répondre à la réalité. Avant même l’arrivée des immigrants de l’outre-mer, il y a eu la France des Bretons, des Alsaciens, des Occitans, etc., un pays multiculturel, un pays uni fait de multiples cultures. Là aussi on est prisonnier d’une pensée binaire : ou bien la République homogène ou bien le communautarisme fermé. Alors qu’au contraire, le multiculturalisme s’inscrit dans une unité ouverte et riche, l’unité dans la diversité. Quand j’ai fait cette demande au candidat Hollande, il a cru au risque du communautarisme. Il a pensé plutôt inscrire la laïcité dans la Constitution.
Directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin se revendique penseur transdisciplinaire et indiscipliné.
Mais cette laïcité, il faut la régénérer ! L’instituteur, qui a joué un rôle admirable, croyait que le progrès était une loi historique, quasiment déterminé par l’évolution humaine, alors qu’aujourd’hui, nous savons qu’il est incertain. L’instituteur pensait que la raison telle qu’il la croyait élucidait le monde entier alors qu’aujourd’hui, on se rend compte que la raison a non seulement ses limites mais ses perversions dans la rationalisation et dans la raison instrumentale. Et l’instituteur, il croyait qu’avec le progrès et la raison, la démocratie ne pouvait que s’épanouir, alors que nous voyons bien qu’il y a une crise de la démocratie.
Alors ça veut dire quoi aujourd’hui la laïcité ? Revenir à ces slogans vides ? Non, c’est régénérer la source, celle d’une pensée interrogative où la raison s’interroge sur elle-même et pas seulement sur les croyances religieuses. Une pensée qui, sans arrêt, se régénère dans l’humanisme, un humanisme qui aujourd’hui devient concret alors qu’hier, il avait ses œillères, réservé aux Européens, aux Blancs, aux coloniaux… Alors qu’aujourd’hui, nous découvrons la diversité humaine, nous avons accès à elle. Il nous faut retrouver les sources vivantes de la laïcité, celle qui n’a pas peur des religions. Toutes les sociétés ont leur religion. La société la plus technique, la plus matérialiste, la plus marchande, celle des Etats-Unis, c’est aussi la société la plus religieuse du monde occidental.
Ce qui manque dramatiquement, c’est une pensée complexe capable de traiter les problèmes fondamentaux pour armer les citoyens. Ma critique ne vise pas personnellement Hollande, mais elle vise l’ensemble de la classe politique qui est en panne d’idées régénératrices. Il faut toujours être inquiet quand on voit un calme impressionnant comme ceux qui précèdent les orages. Je me souviens qu’en 1967-1968, il y a eu le surgissement partout de révoltes étudiantes, de la Californie jusqu’aux pays de l’Est, et rien en France jusqu’en mars 1968.
Et là, de façon tout à fait inattendue, à partir d’incidents minimes à la cité universitaire de Nanterre, est arrivée en France la plus grosse des insurrections qui a dépassé le monde étudiant et a touché les travailleurs avec la plus grande grève ouvrière.
Que va nous révéler la sortie de cet état d’atonie, cette explosion, cet inattendu ? Il suffit souvent d’un petit rien. Au Brésil, la hausse des transports publics a provoqué la mise en cause générale de la corruption, de la classe politique, des Jeux olympiques…
Et l’inattendu ou l’imprévu ont frappé pareillement ces derniers mois en Turquie ou en Maroc, dans des protestations démocratiques…
C'est avec "La Méthode" que Edgar Morin a théorisé cette "pensée complexe" qui est au moteur de sa réflexion philosophique.
Oui, mais l’absence d’une pensée régénératrice se fait encore plus sentir. Au départ, il y a l’aspiration de la jeunesse qui exprime cette quête d’un épanouissement individuel au sein d’une vie collective, cette demande de plus d’individualité et de plus de communauté qui traverse toute l’histoire humaine face aux dominations, aux hiérarchies, aux spécialisations, aux asservissements, etc. Mais il y a aussi le risque que, comme en Égypte, ces aspirations prennent une forme régressive. Même quand elles sont animées par la meilleure des volontés, même quand elles mettent à bas une dictature, ce qui manque à ces sursauts populaires, c’est aussi ce qui nous manque à nous : une pensée qui dise où aller. Les mouvements se dispersent ou se divisent, et ce fut le cas aussi pour les Indignados espagnols et pour Occupy aux États-Unis. Ils retombent, faute d’une pensée qui conçoive la voie qui conduise à ce que j’ai appelé la métamorphose…
« Les lanceurs d’alerte sont des porteurs de vérité »
Mais il ne suffit pas de penser juste (ou de croire que l’on pense juste) pour agir bien. Il y aussi toute la question des médiations, politiques, partisanes, étatiques, etc. Vous citez souvent le poème d’Antonio Machado Caminante, no hay camino qui dit, en substance, à ceux qui marchent qu’il n’y a pas de chemin et que le chemin s’invente en marchant. Donc autant que la façon dont on pense, il y a comment on agit.
Quel est le nœud décisif ? Bien sûr, au vu de la première année de présidence Hollande, on peut dire : voici un gouvernement d’hommes qui se sont laissés encercler par les intérêts dominants, qui n’ont pas pu les surmonter, qui n’ont pas été assez déterminés. Mais le nœud fondamental, c’est qu’ils ne pensent pas qu’une autre politique soit possible. Leur structure de pensée vit dans ces cadres donnés et, comme ils ne peuvent pas en sortir, ils pensent que toute autre proposition est utopique, aventureuse, impossible. Les pressions que subissent ces gouvernants et ces ministres, ils les subissent d’autant plus qu’ils ne sont pas habités par la pensée qu’on peut faire autre chose.
« LA gauche, j'ai toujours répugné à ce LA unificateur qui occulte les différences, les oppositions et les conflits »
C’est pourquoi j’aime bien le comité Roosevelt 2012, que Pierre Larrouturou m’a demandé de présider, car il montre, sans sectarisme ni dogmatisme, qu’une autre voie économique est possible. Bien entendu, je ne suis pas un idéaliste, et je ne crois pas que la seule crise soit une crise de pensée. C’est une crise de société, de civilisation, d’Europe, d’Humanité, mais elle est inséparable de cette crise de pensée. Et le temps presse. Nous allons vers des événements qui ne peuvent que s’aggraver. Je ne pense pas seulement à la crise économique, mais à la conjonction sur le plan mondial de fanatismes multiples qui provoquent une série de guerres locales, au cancer du Moyen-Orient qui s’est élargi, à la spéculation financière qui continue à triompher…
Je fais toujours la part de l’improbable qui est la part de l’espoir, du changement. Mais seule la prise de conscience des énormes dangers vers lesquels nous allons, nous France, nous Europe, nous humanité, provoquerait des sursauts salutaires.
On vous sent plus inquiet que d’ordinaire, plus alarmiste, plus soucieux du péril que de ce qui sauve…
Mes souvenirs d’adolescence, c’était une marche somnambulique vers la guerre, sans qu’on en prenne conscience, sauf quelques isolés qui lançaient des alertes. Ce somnambulisme était dominant, y compris après Munich. L’inconscience des hommes et la dispersion des idées l’emportaient. Rétrospectivement, c’est l’aveuglement qui a dominé les responsables politiques. Je pense qu’un autre aveuglement est en train de s’installer aujourd’hui. Il y a toutes les raisons d’être pessimiste. Mais le surgissement de l’imprévu, de l’improbable, de l’impensable, se fera de toute façon. Sera-t-il un bon imprévu ? Je n’en sais rien.
Dans l’imprévu positif, il y a les potentialités démocratiques de la révolution numérique, cette information sans frontières, ce partage des savoirs, cette communication horizontale. Mais 2013 n’est-elle pas, là aussi, une année sombre avec le sort réservé aux lanceurs d’alerte, Assange toujours en résidence surveillée, Manning condamné à 35 ans de prison, Snowden se heurtant à une planète sans visa, Greenwald et son compagnon pourchassés, etc. ?
J’ai fait un tweet disant que Assange et Snowden méritaient un Prix Vérité, s’il existait, et qu’il fallait leur offrir le droit d’asile. Les lanceurs d’alerte sont des porteurs de vérité. Il faut parler de la grandeur de la mission qu’ils se sont donnés. Internet est le siège d’un déploiement d’énormes puissances capables de contrôler n’importe quel citoyen à n’importe quel moment. Et en même temps, il nous montre que de minuscules David peuvent porter des coups très durs aux énormes Goliath. L’énorme colosse a un talon d’Achille, et la lutte gigantesque du bien contre le mal prend des aspects de science-fiction, ces fictions où souvent un individu ne sait pas qu’il est l’élu pour sauver l’humanité. Dans le film Matrix, la machine énorme contrôle tout mais, dans les sous-sols, un petit gars réussit à résister. Heureusement, il arrive parfois dans l’histoire, qu’à un moment donné, un individu solidaire ébranle les dominations les plus établies.
Aujourd’hui, cette lutte grandiose s’effectue à travers Internet. Nous ne sommes donc pas totalement désarmés puisque le message des hacktivistes, c’est de nous révéler ce qui est caché, ce que l’on nous cache, et de le mettre à la disposition de tous. Et puis, au sein de la pire organisation, il y a toujours un individu qui n’en peut plus et qui se révolte, se réveille, trahit apparemment son camp parce qu’il ne peut pas trahir sa vérité. Dans le grouillement des réseaux sociaux, il y a de tout, certes de la rumeur stupide ou trompeuse d’écran à écran et non plus de bouche à oreille, mais aussi des vérités, des relations, des partages. Internet, c’est un cosmos, un réseau neuro-cérébral artificiel sur toute la planète dans laquelle nos cerveaux entrent en jeu. Nous sommes définitivement entrés dans le monde de l’ambivalence et de la complexité.
« Si tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas »
Mais derrière la bonne nouvelle du David contre Goliath, il y a la grande solitude de ces nouveaux héros. Et cette régression de voir le pays du Free speech, du Premier amendement, de l’élection d’Obama contre Bush, être acharné à persécuter les lanceurs d’alerte…
Il y a une tragédie. Obama a trahi sa propre pensée. Ce n’était pas simplement un pragmatique . C’était quelqu’un qui avait une pensée profonde sur les Etats-Unis, sur l’Afrique, sur le monde musulman… Tout ce qu’il a écrit avant d’être président est plein de beauté et de vérité. Et ce qu’il y a de terrible, c’est qu’une grande partie de ce qu’il a fait va dans le sens contraire de ce qu’il pensait.
Lire aussi
Dans ce contexte, l’histoire de l’avion de Evo Morales est immonde. Voici un chef d’État, ce président bolivien qui a rendu la dignité à son peuple, à qui on interdit le ciel français et dont on fouille l’avion à Vienne. Quel mépris, quelle indignité ! Alors que le président Morales représente un des phénomènes les plus importants, les plus salubres en Amérique latine, celui de l’émancipation d’un peuple andin politiquement et sociologiquement exclu.
La France n’a vraiment pas tenu son rôle. Il y a une telle vitalité, par contraste, en Amérique latine… Quand j’en reviens, notre monde hexagonal me semble figé, sclérosé, desséché, alors que là bas, ça vit, ça bouge, ça avance, même dans la tragédie.
Mais cette morosité française, est-ce celle du pays ou de sa tête ? L’immense succès du manifeste de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, n’a-t-il pas montré l’existence d’une attente et d’une disponibilité que politiques et dirigeants ne savent pas mobiliser ?
Oui, mais la réception du message est dispersée, non reliée. Cela ne communique plus entre la société et le pouvoir, entre les clubs de pensée régénératrice et les politiques, comme au temps du Club Jean Moulin. La compartimentation s’est accrue, la spécialisation a augmenté. Partout, je bute sur la non-communication, et l’impératif de reliance devient primordial. Nous sommes trop dispersés. Il manque un lien, pas un parti au sens classique.
Une ligue, une association ? Marx disait dans le Manifeste communiste, qui allait donner naissance à l’Association internationale des travailleurs, que les communistes ne sont d’aucun parti et qu’ils sont là où il y a le mouvement général. Aider à la naissance du mouvement général, mais ne pas vouloir le monopoliser. Je suis pour la reliance, rassembler les initiatives créatrices, faire du lien, créer du lien, mettre en relation.
De la reliance, encore de la reliance, toujours de la reliance ! C’est cela qui donnera de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace.
Dans l’un de ses discours de campagne électorale, François Hollande avait prêté à un Shakespeare introuvable cette citation : « Ils ont échoué parce qu’ils n’ont pas commencé par le rêve. » Et il ajoutait : « Nous réussirons parce que nous commencerons par évoquer le rêve. » Depuis qu’il est au pouvoir, c’est de réalité qu’il nous parle, plus de rêve. Est-cela qui manque, le rêve ?
« Notre propos est de dénoncer le cours pervers d'une politique aveugle qui nous conduit aux désastres »
Le mot de rêve n’est pas le bon. Ce qu’il faudrait c’est ranimer l’aspiration humaine à la liberté, à l'autonomie et à la communauté qui traverse les siècles et a inspiré socialisme, communisme et libertarisme. Nous sommes victimes du faux réalisme. Ce qui est cru comme réaliste par la classe politique et la classe dirigeante est utopique, et ce qu’ils jugent utopique peut, au contraire, être réaliste. Leur utopie c’est qu’on ne peut pas sortir du néo-libéralisme, de la croissance, de la compétitivité féroce.
Contre ce pseudo-réalisme, le vrai réalisme se nourrit d’aspiration, c’est-à-dire en partie d’utopie. Groethuysen le disait déjà : « Etre réaliste, quelle utopie ! » Avertissement auquel il faut ajouter cette recommandation d’Héraclite : « Si tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas. »
Lire l'entretien en espagnol : Edgar Morin : « Falta un pensamiento que diga adónde dirigirse »
Tout comme le faisait Stéphane Hessel (1917-2013), Edgar Morin accompagne avec bienveillance l'aventure de Médiapart depuis le début. Outre les articles signalés en “Lire aussi”, nos lecteurs peuvent retrouver ici leurs interventions à la soirée d'amitié et de solidarité que nous avions organisée au Théâtre de la Colline à Paris au début des révolutions arabes et là l'hommage de Edgar Morin à l'ami Stéphane Hessel lors de ses obsèques en mars dernier.
Ce livre, paru en septembre 2012, reprend un dialogue tenu avant l'élection présidentielle de mai.
J’attends… (rire). Je ne suis pas encore désespéré. J’attends encore parce que je fais le pari que l’aggravation de la situation sur tous les plans, qui prendra des formes que je ne connais pas, pourrait provoquer un sursaut, une prise de conscience chez le président. Voilà pourquoi je ne désespère pas.
Mais je reste inquiet. Le président Hollande, nourri dans le sérail du Parti socialiste, vient d’un parti qui a perdu sa pensée, celle qu’il avait hérité des grands réformistes du début du XXe siècle. Nous avons besoin d’une repensée politique et les obstacles à cette repensée politique sont énormes.
Cela tient d’abord à l’éducation, pas seulement celle de l’ENA, mais aussi l’éducation antérieure, du lycée, de l’université, où les connaissances sont compartimentées et dispersées alors qu’évidemment, on a besoin aujourd’hui d’une pensée complexe, qui puisse relier les connaissances et affronter les problèmes. Manquent les capacités d’avoir une pensée globale sur les problèmes fondamentaux.
Or nos hommes politiques ne se cultivent plus, ils n’ont plus le temps, leur connaissance du monde est fournie par des spécialistes et des experts dont la vue est évidemment bornée à un domaine clos et il n’y a personne pour faire la synthèse. Ils vivent au jour le jour, pressés par l’événement. Vous connaissez ma formule : à force d’oublier l’essentiel pour l’urgence, de faire de l’urgence l’essentiel, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel…